Thibaud Brière, philosophe d'entreprise répond à nos questions
Pouvez-vous nous présenter votre parcours ?
En Terminale j'ai eu la chance d'être l'élève de Pierre-Marie Hasse, dont j'ai par la suite édité plusieurs livres (www.thibauddelahosseraye.com). Sitôt le bac en poche, j’ai mené un cursus universitaire classique en philosophie, ponctué par quatre ans de thèse - finalement non soutenue - sous la direction de Rémi Brague. En année de maîtrise, j’ai en parallèle entamé une scolarité à HEC, à l’issue de laquelle j’ai travaillé chez Deloitte et à la Fnac, puis comme directeur de cabinet dans une communauté d’agglomération. J’ai alors créé, en 2007, un cabinet de philosophie en entreprise qui dispensait conférences, formations et conseils en management. En 2011 j’ai rejoint l’un de mes clients, un groupe industriel, pour en devenir sept ans durant le « délégué à la philosophie de l’organisation ». Mes missions consistaient à formaliser ce qu’ils estiment être leur philosophie d’entreprise, à l’enseigner aux salariés par le biais de formations et à exercer mon regard critique sur l’ensemble de l’organisation pour repérer les incohérences avec leur théorie managériale. Lorsque j’en détectais une, j’en informais les membres du Directoire, charge à eux d’en tenir compte –ou pas.
A la lecture de votre ouvrage Toxic Management nous ressentons bien ce travail d'équilibriste entre la commande d'éclairages ou changement et en même temps la demande de non changement. Vous êtes là pour vérifier si la réalité confirme les écrits... quel serait le pourcentage de dirigeants prêts à être remis en question et ceux qui ne le sont pas ?
Correction, votre honneur ! Je n'étais pas seulement la pour vérifier si la réalité confirmait les écrits, comme vous dîtes, donc pour critiquer l'existant, mais aussi pour enseigner ce qu'ils appellent aujourd'hui encore leur "philosophie d'entreprise", tant à leurs salariés qu'à l'extérieur.
Quant à votre question, tout dépend de ce que l'on entend par "être remis en question". Je m'explique. Il va de soi que les dirigeants du groupe qui m'avait embauché affirmaient être ouverts à une telle remise en question, et ils l'étaient réellement... concernant ce qui les arrangeait, c'est-à-dire ce qui permettait de renforcer l'organisation déjà en place. Toute remarque permettant de repérer des dysfonctionnements, des écarts entre le travail réel et le travail par eux prescrit, des personnes au comportement mal ajusté, était ardemment désirée.
En revanche je m'aperçus à la pratique que les critiques plus profondes, plus douloureuses pour eux, impliquant une remise en question réelle des concepteurs de l'organisation, était exclue.
Il y avait donc critique et critique. Celles jugées acceptables car relativement inoffensives, et les autres. La contradiction n'étant pas intégrée, pas conçue comme un facteur de progrès, l'agilité globale était pénalisée, les dérives managériales s'enkystent, les mécontentements des clients se multiplient. Au doigt mouillé, je dirais que seuls 5 à 10% de dirigeants sont prêts à de véritables remises en question. Mais quoi de plus normal ? Pense-t-on que nous soyons davantage prompts à remettre en cause ce que nous avons patiemment bâti ? Avoir l'humilité de reconnaître ses erreurs est tout sauf naturel.
Pensez-vous que l'avenir sera moins douloureux dans les grandes entreprises en terme de management ? Nous semblons atteindre des pics de difficultés par la désorganisation du travail, les burn et bore-out chroniques... est-ce que cela pourrait être pire ?
Oui, je crois que nous avons encore de belles marges de progrès en matière de management toxique. Il n'est pas tout à fait impossible que, demain, suivant la logique déjà à l'oeuvre aujourd'hui, un management perfectionné nous permette de nous sentir bien au travail alors même que nous nous trouverons sous emprise. Il faut bien voir que les modes de gouvernement des conduites individuelles se raffinent pour développer chez les gens un sentiment de liberté d'autant plus grand qu'ils le sont moins en réalité. Le sacro-saint bien-être individuel est sauvegardé. C'est à cela, malheureusement, que servent souvent, de nos jours, les démarches participatives, tous ces prétendus débats dont les termes sont pipés et le résultat connu d'avance.
Mais une telle manipulation des consentements n'aura qu'un temps. Si sophistiqué que soit le dispositif d'occultation de la vérité et de travestissement des libertés, nous sommes déjà travaillés par des germes de renouveau.
Pensez-vous que les difficultés en entreprise sont du même ordre dans les autres pays du monde ? Vous vous intéresserez aux grosses entreprises mondialisées, avec un même champ lexical, une même idéologie et des process similaires... mais y'a-t-il des difficultés spécifiquement françaises ?
Si spécificité française il y a, c'est en raison du fait que le peuple français étant le plus politique de tous les peuples, comme le disait Marx, cela nous conduit peut-être plus que les autres à nous sentir obligés d'invoquer de grands idéaux comme la liberté ou la confiance pour faire passer des évolutions managériales tout à fait triviales.
On gagnerait à s'en dispenser et à dire les choses comme elles sont, si déplaisantes soient-elles. Rien de plus français que l'esprit du "je ne partage pas vos idées, mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous puissiez les exprimer", prêté (à tort) à Voltaire. Le pluralisme implique de faire une place aux idées qui nous paraissent les plus détestables, précisément pour pouvoir les discuter et les contester sur un terrain rationnel.
Y'a-t-il une intelligence collective possible et sous quelle condition en entreprise ?
Elle est non seulement possible mais plus que jamais nécessaire, au regard des phénomènes d'emballements collectifs que l'on observe.
Il existe deux conditions nécessaires à l'intelligence collective :
- qu'il y ait une diversité de points de vue exprimés,
- que les personnes comprennent les tenants et aboutissants des sujets sur lesquelles est appelée leur réflexion.
D'où deux conséquences pratiques : l'animateur de réunion doit activement chercher ce que se confrontent des opinions contradictoires, il doit aussi s'assurer que chacun soit suffisamment formé et informé pour exprimer une opinion un tant soit peu éclairée.
Prétendre prendre des décisions collectives sans préalablement s'assurer qu'il y préside une intelligence, c'est foncer droit dans le mur. Mais une chose est sûre : ce n'est pas en additionnant des inintelligences individuelles que l'on produit une intelligence collective. Il faut d'abord apprendre à penser, à exercer un jugement critique. Ce à quoi les formations fondamentales et continues ne préparent que trop peu.
Pour l’IDC, mai 2022…
Son dernier ouvrage s'intitule "Toxic Management"
Sa page en ligne est ici : https://www.thibaud-briere.com/
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