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Marie Gesnel "La politique de l’ASE aujourd’hui est à l’ouverture aux parapluies"

Marie Genest, éducatrice et référente à l'Aide Sociale à l'Enfance de Colmar nous répond


Pourriez-vous vous présenter ainsi que votre parcours ?


J’ai 53 ans. On ne dirait pas, comme ça, j’ai gardé l’esprit jeune…


J’ai poussé la porte de l’école d’éducateurs spécialisés, il y a 30 ans déjà.


J’ai fait le choix conscientisé de m’intéresser à différents secteurs dans le champ du handicap, dans le milieu associatif, dans le champ des MECS, dans le milieu privé et public.


J’ai endossé plusieurs fonctions, par envie, par pénurie, par ennui, par défi aussi : veilleuse de nuit -éducatrice spécialisée – coordonnatrice – chef de service. Je suis aujourd’hui Référente Enfant Confié à l’Aide Sociale à l’Enfance, un titre à rallonge qui englobe l’idée d’une veille dans la situation d’enfants confiés à des Familles d’Accueil. Mais nous y reviendrons.


J’ai rencontré différentes populations : des nourrissons, des adolescentes, des enfants, des adultes handicapés, des sans-abris, des femmes battues, des individus en mal de réinsertion socioprofessionnelle…Des gens riches de leurs parcours chaotiques dans les institutions dites spécialisées…et…je suis en âge de retrouver parfois leurs enfants avec des parcours dévastés similaires ou quasi, dans la boucle infernale de la répétition…


J’ai 53 ans. On ne dirait pas comme ça, j’ai en moi « suffisamment de chaos pour encore accoucher d’une étoile qui danse » (Nietzsche) Je suis fatiguée mais encore combattive.


Pourriez-vous nous indiquer quelles sont les missions d’une référente de l’Aide Sociale à l’Enfance ? Il y a la théorie, la fiche de poste et puis peut-être la réalité…


Au sein de l’ASE, l’Unité d’Accueil Familial assure le suivi éducatif des enfants confiés à des Familles d’Accueil.


Le Travailleur Social Référent Enfant Confié :

- Prépare et réalise les placements

- Rédige le dispositif d’accompagnement du Projet Pour l’Enfant

- Organise les Rencontres Familiales Médiatisées

- Assure des Visites au Domicile des Familles d’Accueil

- Anime des entretiens avec les familles d’origine

- Rédige le rapport annuel

- Participe à la concertation en réunions pluridisciplinaires

- Représente le service et incarne son rapport en audience chez le magistrat

- Elabore des calendriers conformes à l’articulation des droits parentaux

- Assure des rencontres et des sorties avec les familles

- Assure des rencontres et des sorties avec les fratries

- Gère les dysfonctionnements divers et variés

- Percute les inerties et les lenteurs administratives du service en rappelant la pièce manquante du dossier

- Se coltine aussi parfois les conflits interpersonnels des familles avec les décideurs du placement

- Endosse aussi les fonctions de pompier, d’infirmier, de coach, de superviseur et/ou de gentil animateur.


Il semble y avoir un souci de fond touchant le recrutement des travailleurs sociaux et des familles d’accueil, on peut aussi citer les différentes grèves de l’ASE… qu’en pensez-vous ? Les problèmes semblent « trainer »…


En ce qu’il s’agit des Familles d’Accueil, les exigences sont corrélées aux lois de l’offre et de la demande. Manque de Familles d’Accueil = Exigence moindre sur les compétences requises. Famille d’Accueil est un métier difficile !


L’étude approfondie des techniques de recrutement, la formation, l’évaluation, la supervision sont cruciales et nécessite de l’investissement en temps et en compétence, pour éviter l’écueil d’une orientation en Famille d’Accueil qui prendrait la tournure d’une simple gestion hôtelière : une chambre de libre = 1 place… Le comble : Placer un enfant pour le protéger de sa famille dans une institution ou une famille d’accueil qui s’avère parfois elles-mêmes maltraitantes !! 4 Informations Préoccupantes en 2 ans à mon actif, m’est avis que c’est 4 de trop !! Et que dire d’une population vieillissante et des départs à la retraite qui ne seront peut-être pas remplacés dans les délais ?


En ce qu’il s’agit des travailleurs sociaux (c’est une observation subjective qui n’engage que moi), il me semble que l’engagement politique, le militantisme et le sens de la mission aient pris du plomb dans l’aile. La créativité et l’utopie même apparaissent moins présents. « Gouverner, éduquer et analyser, trois métiers impossibles » (FREUD.)


C’est un métier qui nécessite d’être engagé à minima. On ne peut pas rester neutre dès lors qu’on travaille avec des humains : les notions d’empathie, de considération de l’autre, d’investissement et de bienveillance à son égard semblent être en perte de vitesse.


L’esprit de solidarité et de corps, ces dernières décennies, s’est déplacé aussi : la politique de l’ASE aujourd’hui est à l’ouverture aux parapluies, « Tous aux abris ! » Et surtout pas de vagues !


La résultante c’est que lorsqu’il y a une manifestation des travailleurs sociaux, il y a une mollesse digne d’un ballon baudruche qui se dégonfle, ça fait vite pshiiiit ; on les organise en portant un brassard « parce-que nous avons le sens du service public, vous comprenez ! »


Les grèves n’ont jamais d’envergure. C’est étonnamment une profession qui ne sait pas se valoriser et moins encore se défendre auprès des pouvoirs publics. Or le travailleur social est un instrument du politique dans son rôle d’interface soit qu’il calme les tensions dans les quartiers, soit qu’il contienne les publics marginalisés dans les foyers. Imaginons un instant que tous les travailleurs sociaux de France et de Navarre croisent les bras un temps…Le pays tout entier sombrerait vite dans le chaos !


La collaboration fructueuse est-elle une habitude de travail ou est-ce que cela tient à des personnes ?


La collaboration fructueuse est d’abord et avant tout une nécessité mais pas toujours opérante. De fait, on se rend compte que nombre de démarches, de montages de projets, se réalisent mieux lorsqu’on les construit avec des partenaires qui partagent les mêmes conceptions, le même langage, le même engagement voire la même philosophie que soi.

Parler, confronter, débattre d’une situation nourrit et enrichit la mise en œuvre de l’action et du projet.


Notre travail ne peut pas se satisfaire de l’habitude au risque d’une léthargie sinon d’un discours sclérosé qui nous ferait faire l’économie de la mise en réflexion. L’habitude annihile le débat contradictoire, la créativité et la subversion (au sens noble du terme) et c’est précisément souvent les avis divergents (en bonne intelligence) qui nous font progresser.


Comment optimiser la collaboration ASE-justice-opérateurs associatifs selon vous ?


Commençons par nous mettre autour d’une table ! Et cessons, un temps donné, cette agitation effrénée contre-productive pour réfléchir ensemble. Je crois beaucoup aux instances de concertation, de débats, d’échanges et d’élaboration de projets qui nous permettent de connaître les limites et les possibles, les difficultés et les priorités des uns et des autres. Ce qui permet, par exemple, de comprendre que face à 60 dossiers concernant 28 enfants, le tiers d’entre eux étant placé dans 10 institutions différentes, il est imparable que le délai de remise du rapport de l’AEMO débordera un peu de l’échéance de remise au magistrat.


Je crois beaucoup aux réunions multi partenariales qui nous permettent en premier lieu de nous connaître, de mettre un visage et un regard sur le nom d’un échange de mail impersonnel. Je crois beaucoup aussi aux groupes d’échange sur un thème donné ou autre groupe ressources qui nous permettrede sortir un temps du marasme de nos courses folles contre la montre, la tête dans le guidon. Temps qui sont autant de respirations en soi, pour ouvrir nos chakras à d’autres regards, expériences, questionnements, émotions aussi. Se connaît-on vraiment ? Les représentations font légion à l’ASE…La juge untel est réactive, la responsable bidule est revêche, l’inspectrice machin chose est une tueuse, le médecin de PMI truc n’est pas facile…Connaître le nombre de dossiers qu’a à traiter le magistrat remettrait peut-être parfois les pendules à l’heure. C’est certain, organiser des réunions inter partenariales sur des débats thématiques nécessite une organisation calibrée de sorte à s’assurer l’adhésion de tous selon les impératifs de chacun. Avec un peu d’huile de coude, l’ASE serait en capacité de programmer ces instances et à fortiori d’optimiser la teneur régulière de réunions interservices. A commencer par le Pôle Accueil Familial et le Pôle Assistants Familiaux. Mais cela ne se fait pas et nous ne comprenons pas pourquoi : « pour éviter des tensions inutiles… » dixit notre hiérarchie.


Au niveau de l’état, il existe ce qu’on appelle communément des Commissions interministérielles. Au niveau du département, il existe des Commissions qui visent des résultats et des accords d’engagement (Commission orientations, Commissions comptables, Commissions partenariales).


A l’ASE, on frise la métacommunication en faisant systématiquement des boucles de mail à l’ensemble des partenaires « afin que chacun soit au même niveau d’informations » mais le TSR s’entend encore trop souvent répondre par le secrétariat des Unités Inspecteurs « fais- moi un mail, au moins il y a une trace écrite de notre échange ! »


Il y a une inflation, depuis 15-20 ans du guide des bonnes pratiques de l’ANESM, modalités de fonctionnement, tableurs Excel de statistiques, grilles d’entretien, formulaires, DSM-5, génogrammes, circuits de communications imposés et autres protocoles qui favorisent parfois l’atrophie de la pensée, de la réflexion et du débat contradictoire. « L’homme est devenu l’employé de ses propres outils », écrit Sylvain Tesson.


Les tâches administratives prennent le pas sur la mission originelle à savoir la rencontre directe avec le public. Le temps infini que prend la gestion d’un dossier de demande MDPH, l’instruction d’un calendrier, l’évaluation d’un renouvellement d’agrément, le fait de devoir compléter une demande de prise en charge financière, la gestion des centaines de mails qui vous attendent lorsque vous êtes de retour de congés, etc. Le travailleur social à l’ASE finit par passer dangereusement plus de temps derrière son ordinateur que d’aller à la rencontre de l’enfant.


Par exemple, la circulation d’un rapport annuel :

1- transmission au secrétariat

2- qui transmet au responsable hiérarchique pour visa

3- qui transmet à l’inspecteur (qui renvoie parfois au travailleur social référent pour précision)

4- qui transmet au magistrat.


Que de temps perdu !


C’est courir droit vers le risque de la perte de l’objet premier de la mission : celui de la protection de l’enfance ! On peut avoir parfois le sentiment de travailler pour la protection du collègue (l’Assistant Familial), du partenaire, du service, de l’administration et peut-être même du politique. Nous en avons déjà parlé, le service ne dispose pas suffisamment de Familles d’Accueil, alors on va faire en sorte de ne pas trop les égratigner au passage…


J’ai parfois le sentiment d’être dans le bricolage avec des morceaux de scotch et des bouts de ficelle. La bureaucratie et la technocratie sont des poisons mortels lorsqu’on a affaire à l’humain. Et j’observe qu’il y a un cruel manque d’ambition dans la construction du projet pour l’enfant. A titre d’exemple, j’ai déjà eu à renvoyer pour révision l’écrit d’un Assistant Familial qui avait renseigné chaque item avec l’horreur de l’acronyme « RAS » !!


Il y a une vraie carence en matière de formation, groupe d’analyse de la pratique et autre supervision. De la même manière, en matière d’initiatives pour programmer des débats théoriques, éthiques, déontologiques.


L’ASE, depuis plus de 30 ans, parvient parfois à produire l’inverse de ce qui est visé : une forme de maltraitance. Au niveau de la région Alsace, il n’y a pas moins de 439 placements non effectués (1/01/21) au motif du dispositif de prise en charge saturé. On continue à contractualiser des places en hôtel social pour des adolescents sans suivi régulier. Certains enfants arrivent dans le dispositif de prise en charge avec le parcours délirant de 5 ruptures en Familles d’Accueil ou institutions, maltraitance en Familles d’Accueil ou institutions. In fine, l’inquiétant demeure qu’il existe de moins en moins de sensibilité politique, d’engagement militant et de défense des valeurs. Pour moi, le social a toujours été associé à une forme de lutte. Or, il est arrivé, en synthèse avec l’inspectrice, que je m’entende dire que j’étais pro parent…


Comment voyez-vous l’Aide Sociale à l’Enfance dans 10 ans ?


On peut craindre :


- Que sur le plan budgétaire, l’ASE devienne le parent pauvre de la solidarité et des deniers publics ;


- L’accroissement des charges administratives et des contraintes des normes à respecter, de guides et autres modes opératoires qui annuleront définitivement la créativité et toute forme de spontanéité ; autrement dit que le temps pris à remplir des tableaux de statistiques nous déphase totalement de la rencontre avec le public.


- Le risque alors que le travailleur social intervenant à l’ASE ne se transforme en référent administratif et gère un « portefeuille » de 30 situations. Point barre.


- L’annulation pure et simple des activités dites de support à l’accompagnement quand il faudra systématiquement prévoir la présence d’un Brevet d’Etat ;


- Que la non revalorisation des salaires et/ou professions entraîne une baisse des vocations, que la grille indiciaire plafonne et que les fiches de poste manquent d’attractivité eu égard aux risques encourus…/…


Les aléas, les accidents existent.

- On n’apprend pas à faire du vélo sans chuter.

- On n’apprend pas la marche à un enfant sans qu’il tombe et puisse se relever.

- On n’apprend pas à nager sans boire la tasse.

- On n’apprend pas à manier des outils sans se blesser.

- Etc. On n’apprend pas à faire une omelette sans avoir à casser des œufs.

- Et dans le domaine qui nous intéresse, on mesure le risque d’élargir des droits parentaux en évitant (si possible) de renvoyer systématiquement les causalités du placement aux parents. Il apparaît urgent d’aller de l’avant.


Et si vous aviez une baguette magique ?

1- Notre secteur est carencé, nous manquons de moyens financiers. Je joue au loto et, selon les gains, j’en verse une part pour construire un service digne de l’accueil du public (ce qui nous changera des espaces de travail collectif qui rendent impossibles les entretiens confidentiels.) Et réglera aussi les tensions collatérales qu’occasionnent les espaces confinés.


J’investirais les espaces verts, de sorte à ce que les enfants et leurs parents ayant des droits de visite réduits (visites familiales médiatisées) aient un espace différent de celui des 11m2 dont nous disposons actuellement.


2- La prévention, c’est le maître mot ! J’empêche le placement des enfants en étoffant les équipes de prévention et en les formant à la guidance parentale. Il n’est pas normal que des jeunes se retrouvent en primo placement en institution à 13-14 ans. On rame beaucoup trop à réparer les dégâts causés.


3- J’augmenterais le nombre de capacités d’accueil en lieu de vie, villages familiaux et autres parrainages à un niveau national.


4- J’augmenterais les effectifs dans les MECS et réduirait les compositions de groupe (10 jeunes maxi avec un effectif de 1/1.)


5- J’augmenterais le niveau d’exigence dans le recrutement et l’attribution des agréments des Familles d’Accueil. Je m’assurerais peut-être d’une formation qualifiante au préalable dans le secteur médico-social pour la prise en charge spécifique d’enfants abimés.


6- J’imposerais la formation continue, et l’inscription aux groupes d’analyse de la pratique. Pour l’heure, je suis simplement en place de pouvoir le conseiller.


7- Je créerais du lien, de l’échange entre les gens de terrain et les décideurs politiques. Le bureau du président du Conseil Général se situe à 10 mn à pied de mon service et j’ai bon espoir de le croiser un jour prochain. Je ferais alors en sorte que la parole circule dans les strates du politique en m’adjoignant des élus locaux.


8- Je participerais activement à toute rencontre multi partenariale et interdisciplinaire.


9- Je donne et continuerais à donner la parole au public. J’ai mis en place un cahier des pépites et continuerais à inviter mes collègues à l’utiliser, le rendre vivant et le faire circuler.


10- Et je continuerais, devant toute difficulté rencontrée, à déclamer la formule magique « SUPERCALIFRAGILISTIC EXPIALIDOCIOUS !! »




Pour l’IDC, septembre 2022…




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