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Vince, l'éduc spécial "On parle de crise des vocations mais c’est du pipeau ! !"

Dernière mise à jour : 28 juin 2022

Vince, l'éducateur spécial répond à nos questions.


Pouvez-vous nous présenter votre parcours ?


Après des études de lettres et une expérience d’éduc sportif, je suis arrivé en formation d’éduc presque par hasard, étrangement attiré par l’idée d’aider. Outre le fait que j’ai rencontré ma femme sur les bancs de l’école d’éducs (sans doute l’expérience la plus déterminante de toute ma vie), je me suis petit à petit forgé une identité professionnelle.

J’ai œuvré pendant 23 ans dans la protection de l’enfance, d’abord auprès d’ados en Maison d’Enfants à Caractère Social (5 ans) puis pendant 16 ans en tant qu’éducateur de rue (prévention spécialisée). Je suis tombé amoureux de cette mission singulière de « la prev ». Puis j’ai connu une expérience de chef de services (prev et AEMO) pendant 2 ans. Pas la plus grande réussite de ma vie professionnelle ça… Mais c’est une autre histoire.


Vous êtes éducateur spécialisé, chroniqueur social, dessinateur… vous mêlez l’humour à la réflexion, selon-vous quels sont les moyens de sortir du syndrome de Cassandre (celle qui parle pour dire l’avenir mais qu’on ne croit pas) ?


Je me considère comme un « trOUvailleur social » (j’aime bien emprunter cette formule de Joseph Rouzel). Ce statut me pousse à rechercher des solutions, expérimenter, innover, à oser tout simplement. L’humour a selon moi plein de fonctions dans le travail social (j’ai un peu théorisé là-dessus). Non seulement il m’aide à tenir debout mais il me met en mouvement. Quand parallèlement à ma pratique éducative je chronique ou je dessine, je vise toujours à faire bouger les lignes. Un travail social figé ou immobile est un travail social mortifère. J’aime user de la satire, de la dérision, de l’auto-dérision, de la provoc aussi, pour interroger en permanence les cadres dans lesquels nous évoluons. J’aime la créativité et l’engagement. Pour peu que l’on mêle les deux, on arrive à bousculer un peu le confort de pratiques devenues parfois un peu mécaniques ou technocratiques. Certes ça dérange. C’est justement en cela que ça m’intéresse. Les travailleurs sociaux sont confrontés à des contextes abrasifs. Les institutions et les politiques publiques n’y sont pas étrangères. Cela dit, ils sont parfois un peu dans le déni des troubles du système dans lequel ils évoluent. Par peur ? Par intérêt ? Attention, je ne juge personne. Mais la question de l’engagement et de la militance me semble aujourd’hui l’enjeu majeur pour l’avenir du travail social. J’aime me référer à Fernand Deligny qui a toujours été un précurseur des pratiques innovantes, quand bien même on puisse critiquer sa philosophie. Depuis combien de temps Michel Chauvière nous alerte-t-il sur les dangers de la marchandisation du travail social ? Et on parle de crise soudaine ? Non non non. La broyeuse est en marche depuis des années. Redevenons des « trOUvailleurs sociaux » ! Réinventons nos métiers. Réenchantons le social. Au-delà de revendiquer des salaires décents, il s’agit bien de redonner du sens à notre travail, de reprendre le pouvoir face à des logiques mercantiles destructrices où il est désormais prioritairement question de rentabilité, de variables d’ajustement et de logiques comptables. Un travailleur social qui ose, c’est un travailleur social en vie. Et les personnes que nous accompagnons méritent tellement mieux que de simples agents aux pratiques robotiques. Tout le monde sait que c’est la merde et on garde les pieds dedans ! Nous n’avons pas le droit de fermer les yeux. Je ne blâme vraiment pas ceux qui n’y croient plus et qui désertent. C’est ceux qui font semblant qui m’inquiètent. Ceux qui refusent de voir et de réparer les fuites dans la cale du bateau sont condamnés au naufrage. Burn-outs, arrêts maladies, démissions, reconversions forcées, ruptures conventionnelles, licenciements : voilà les récifs sur lesquels ils s’échouent.

Avec humilité (je ne prétends pas avoir la solution), à travers ma mine et ma plume, j’essaye juste de réveiller les consciences. Si mes textes dérangent, tant mieux : c’est qu’ils ont une utilité dans ce grand chantier.


Si la secrétaire d’Etat vous appelle demain et vous demande une liste des cinq priorités pour la protection de l’enfance et qu’elle veut des actions concrètes, vous lui dites quoi ?


Je lui dis d’abord merci. Merci de donner enfin la parole au terrain et non aux cabinets d’experts en tous genres qui viennent évaluer, compter, diagnostiquer, recommander, préconiser, parler à notre place…

Ensuite, je lui propose de poursuivre cet effort du « aller vers » les acteurs sociaux, sans démagogie. Il pourrait même, dans un élan d’humanisme, questionner les usagers eux-mêmes sur leurs attentes, leurs besoins, leurs doutes, leurs peurs, leurs colères, leurs espoirs… On parle de référendum sur l’écologie ou l’économie, pourquoi pas sur la question sociale ?

Enfin, concernant la protection de l’enfance à proprement parler, je lui nommerais la nécessité de réformer notre système, de dépoussiérer nos institutions recroquevillées sur leurs propres intérêts plutôt que sur ceux des publics accompagnés. Cinq actions concrètes à proposer ?


1. Proscrire les politiques concurrentielles qui placent les institutions dans des logiques marchandes au détriment des besoins des enfants. Revenir à une obligation de moyens pour le social (paradigme perdu). Alléger du coup le volume des prises en charge par l’ASE qui empêche un travail de qualité. Sans moyens, point de salut.


2. Donner un vrai statut et une reconnaissance (pas seulement salariale) aux assistants familiaux qui représentent aujourd’hui l’alternative d’accueil la plus respectueuse des parcours des enfants confiés.


3. Faire en sorte que la Convention Internationale des Droits de l’Enfant s’applique partout et pour tous (même les Mineurs Non Accompagnés). En théorie c’est beau. Reste à voir l’application. Idem pour les familles.


4. Accompagner convenablement les jeunes majeurs, notamment les sortants de l’ASE, en leur garantissant une sécurité et un accompagnement éducatif de qualité (bien au-delà de la loi Taquet qui propose des mesurettes-pansements).


5. Travailler de pair avec la Justice des mineurs pour rendre cohérent le système (tant sur le plan civil que sur le plan pénal). Une coordination des acteurs de la protection de l’enfance ne peut se faire que dans le cadre d’un plan global de refonte des juridictions et dispositifs.


J’en ai plein d’autres des idées et des propositions ! Mais je préfère ne pas trop les exposer pour éviter qu’on me propose un poste au Ministère et que je finisse par me prendre mon idéalisme en pleine face.


Apparemment la prévention spécialisée c’est votre truc, vous pouvez nous expliquer en quelques mots et quoi elle consiste et apparemment son actualité qui vient secouer le milieu ?


Effectivement, la « prev » c’est mon truc. Selon moi c’est la modalité d’intervention éducative idéale, parce qu’elle se fonde sur la libre adhésion. De ce fait, elle respecte pleinement la temporalité du jeune ainsi que son projet. Sans le savoir forcément, les éducs de rue appliquent la loi 2002-2 au quotidien. J’ai toujours dit à chaque jeune que j’ai accompagné : « c’est toi qui conduis la barque. Moi je t’aide juste à ramer ».

La prévention spécialisée, issue de l’arrêté de 1972, consiste à prévenir les risques de marginalisation des jeunes et des familles sur des territoires définis, sans mandat et dans le respect de l’anonymat. Dans son essence même, cette mission laisse libre cours à beaucoup de créativité éducative. La créativité, c’est mon carburant.

Sauf que, et c’est bien là le nerf de la guerre pour la « prev », c’est qu’il existe un flou juridique sur l’organisation territoriale de ces services. Malgré une inscription dans le Code de l’Action Sociale et des Familles, malgré un rapport de 2017 préconisant une obligation de mise en œuvre des pratiques de prévention spécialisée par les départements dans le cadre de la protection de l’enfance, la « prev » (assujettie à la seule volonté des financeurs) reste exposée à des risques de suppressions de postes, voire de déconventionnements. Ainsi, elle est souvent le premier fusible sur le tableau des Conseils Départementaux, celui que l’on fait volontiers sauter dès lors qu’il s’agit de « faire des économies ».

C’est une erreur fondamentale ! La suppression d’un service de « prev » (en termes de délinquance, de problématiques d’insertion, etc…) engendre des coûts sociaux bien supérieurs au financement de la mission.


Outre ce flou juridique qui fragilise la « prev », celle-ci souffre parfois d’un déficit de lisibilité. Il est par définition difficile de rendre compte de ce qu’il n’advient pas puisqu’on l’a prévenu. Pourtant les équipes de « prev » multiplient les efforts de pédagogie institutionnelle pour justifier de leurs actions et de leurs impacts.

Les attaques de la « prev », une actualité ? Pas vraiment en fait. C’est plutôt un marronnier malheureux. Il ne se passe pas une année sans fermeture de service. La temporalité longue de la « prev » sied bien mal aux temporalités des mandats électoraux qui réclament des résultats à court terme.

Pourtant, partout où la « prev » existe et œuvre véritablement sans entraves commanditaires, les jeunes et les familles les plus en difficulté expriment de vrais signes de mieux-être. Cette vérité s’exprime bien mal dans des tableurs Excel. Elle se vit, elle se respire, sur les quartiers, au cœur de l’humain.


En ce moment les éducateurs semblent devenir une espèce rare, les services sont donc plus en tension, les salaires ont toujours été mauvais, que se passe-t-il selon vous ?

La formation des éducateurs va toujours et encore se modifier, qu’en pensez-vous ? La part allouée à la transmission autour de la protection de l’enfance ne semble pas bien importante et la réorganisation semble répondre à des logiques éloignées des besoins du terrain ?


Ah là là ! On va dire que je suis dans la théorie du complot ! Les éducateurs sont là. Du moins les volontés d’exercer. On parle de crise des vocations mais c’est du pipeau ! Il n’y a selon moi qu’une crise des institutions et des pouvoirs publics qui se sont désormais tapé la tête dans le mur.

Je crois qu’il y a une volonté politique de désorganiser notre secteur. La crise, ça se fabrique. Je ne suis pas loin de penser que tout est fait pour remplacer le plus vite possible les travailleurs sociaux les plus anciens, ceux qui coûtent cher, les chieurs, les grandes gueules, les militants, les syndiqués… Je reçois tous les jours plusieurs témoignages d’acteurs sociaux désabusés et victimes de maltraitances institutionnelles inacceptables. Une main d’œuvre plus malléable (et accessoirement moins coûteuse) intéresse naturellement les employeurs. Les grandes fédérations d’employeurs se mobilisent aujourd’hui en faisant croire qu’ils sont du côté du terrain et qu’ils se battent pour une prime Segur pour tous. Quelle hypocrisie ! Ils participent depuis longtemps à la déliquescence du système, un peu comme des ingénieurs qui travaillent à l’obsolescence programmée des machines à laver. Ils sont surtout intéressés par les réformes à venir sur les conventions collectives.

Il y a tellement d’indicateurs qui m’alertent. Le recours aux recrutements de non-diplômés n’est pas nouveau. Le statut de stagiaire est de plus en plus précaire lui aussi. On assiste à une déqualification en cascade : les chefs de services sont remplacés par des coordinateurs, les éducs par des gens moins diplômés ou non diplômés… tout ça dans une logique économique.

La fonction même de « coordination » est désormais intégrée au diplôme d’éduc. Pas besoin d’être un grand analyste pour y voir l’opportunité de former des « chefs au rabais », avec toutes les emmerdes de la fonction et aucune valorisation salariale.

Au même titre que la course aux budgets, aux appels à projets, les institutions sont entrées dans une logique marchande où on ne parle plus de jeunes mais de prix de journée comme on ne parle plus de professionnels mais de masse salariale.

Parcours Sup est aussi une catastrophe dans l’entrée en formation. Le rajeunissement des pros c’est bien, c’est stimulant. Mais les modalités de sélection via la plateforme me laissent pantois. En effet, quid de l’expérience ? De la motivation réelle ? Il suffit d’observer le nombre d’arrêts de formation dans les parcours pour se rendre compte de l’aberration de ce système de sélection pour les métiers de l’humain.

L’enjeu est important sur la formation. Si je devais désormais m’engager sur un poste où je vise un vrai changement de paradigme, je deviendrais formateur. Déformateur plutôt. C’est-à-dire que je m’empresserais de déconstruire toute cette entreprise de formatage des travailleurs sociaux de demain, un peu comme je le fais aujourd’hui dans mes activités de chroniques où je tente de décaler les regards. C’est compliqué mais j’ai envie d’y croire.

C’est sans doute mon côté « défenseur des causes perdues » qui fait encore de moi un optimiste engagé.


Pour terminer, dans le social, la « plainte » c’est un frein ou le carburant ?


Les deux.

C’est d’abord un carburant parce que se plaindre c’est déjà s’exprimer. Il faut bien commencer par identifier le trouble et le nommer avant de pouvoir envisager l’action. Dans le système malade que je dépeins, un éduc qui ne se plaint jamais est assurément un éduc qui va mal. Comment ne pas se plaindre de nos conditions de travail, de la violence de certaines gouvernances, de tous nos ratés, de nos salaires de merde ?

Cela dit, la plainte seule peut rapidement devenir confortable. Parce qu’on râle, cela suffirait à être acteur du changement ? Pas du tout. Si vous saviez comment certaines directions rigolent des plaintes récurrentes et stériles de nombreux travailleurs sociaux ! A ce moment-là, la plainte devient un frein, au sens où non seulement elle discrédite le plaintif mais où elle le rend otage de sa propre impuissance.

Se plaindre plus fort à d’autres endroits, c’est déjà agir. Et là on fait réagir.

Moi j’invite à coucher la plainte sur le papier, à laisser trace, à produire du sens, du signifiant. C’est à la fois une manière de mettre à distance quelque chose de souffrant mais aussi de remettre de la pensée dans nos agirs professionnels. Le top, c’est de se faire lire par d’autres et de partager ces plaintes ancrées. Nous avons besoin de retrouver du commun.

Hauts les cœurs !

Pour l’IDC, juin 2022…

Son dernier ouvrage s'intitule "Chroniques déjantées d'un (éduc) cadre un peu hors cadre"



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