Julien Perriard, psychologue du travail et délégué à la résolution des conflits répond à nos questions.
Pouvez-vous nous présenter votre parcours ?
La dernière année de mes études universitaires (à Neuchâtel, en Suisse), j’ai commencé à travailler sur un projet de recherche national portant sur les liens entre sécurité au travail (fréquence des accidents) et certifications qualité. Une fois mon diplôme obtenu, en 1998, j’ai été embauché par mon ancien professeur d’ergonomie, qui avait lancé une petite entreprise de conseil en santé et sécurité au travail, et dont j’ai été le premier employé. Après quelques années dans cette structure, j’ai rejoint en 2003 l’inspection cantonale du travail de Genève, tout d’abord pour des missions, puis en tant qu’inspecteur du travail. En parallèle, j’ai rejoint le comité de la Fédération Suisse des Psychologues et commencé à enseigner dans certaines universités et hautes écoles, sur le thème de la santé au travail en général, avec un focus sur ce qui a été baptisé par la suite « risques psychosociaux ». En 2008, l’administration de la Ville de Lausanne avait pour projet de créer un dispositif interne permettant de prendre en charge les situations de conflits et de harcèlement psychologique ou sexuel, dans une perspective assez novatrice et avec un champ d’action large. Cela fait un peu plus de treize ans que je travaille au sein de cette structure, en tant que co-responsable (avec une collègue de formation juridique).
Vous avez travaillé sur le "coût du stress" en Suisse, pouvez-nous nous en livrer quelques points clefs ?
Entre 1999 et 2000, j’ai en effet été amené à travailler d’arrache-pied sur cette étude, qui était une première en son genre en Suisse. Je dois confesser qu’à l’époque, le concept de stress me parlait peu et me semblait une sorte de fourre-tout. Dans un premier temps, on m’a demandé un support plutôt technique visant à assainir la base de données de la recherche. Au fil des mois, je me suis retrouvé bien malgré moi co-auteur de l’étude et rédacteur principal du rapport de recherche. Cela a impliqué de nombreuses interviews, une conférence de presse au palais fédéral et un passage éclair au journal télévisé suisse ! J’ai tout fait par la suite pour ne pas me retrouver assimilé à ce thème du stress. Ironie du sort, une dizaine d’années plus tard, des chercheurs français ont pris contact avec moi afin d’échanger sur les méthodes de recherche suisses. J’ai découvert à ce moment-là que nous avions été les seuls à recourir à une méthode nommée « évaluation contingente » pour estimer le coût global du stress. Il s’agit de demander à chaque personne interrogée de donner une valeur monétaire à la souffrance induite par le stress : « A quelle part de votre salaire seriez-vous prêt-e à renoncer en échange de conditions de travail moins stressantes ? ». Cette méthode, utilisée en complément d’autres plus traditionnelles (reposant sur l’addition des coûts réels), a pour « avantage » de donner une estimation plus réaliste, mais également beaucoup plus élevée. Et c’est cela qui intéressait par-dessus tous les chercheurs français : Par quelle méthode obtenir un coût qui soit le plus élevé possible ? Ces échanges m’ont fait prendre conscience d’un problème fondamental lié à ce type de recherche : Il ne s’agit pas de science pure, mais de projets politiques. Derrière ces projets se cache une vision du monde somme toute assez naïve. On s’imagine que, au-delà d’un certain seuil, le coût annoncé va provoquer un choc, une forme d’éveil des dirigeants d’entreprises. Et l’on pense que ces dirigeants vont adopter des pratiques de gestion alternatives, plus respectueuses des humains, pour limiter les coûts. Évidemment, cela présuppose que les responsables d’entreprises aient la connaissance de ces alternatives et sachent les mettre en œuvre. Et sur ce point, j’ai de gros doutes !
Vous avez été le premier psychologue suisse à être inspecteur du travail, pouvez-vous nous en dire les difficultés classiques sur le terrain et quelques clefs pour les surmonter ?
En Suisse, il y a une inspection du travail dans chaque canton, et une inspection fédérale qui coordonne le tout. Les cantons disposent d’une marge de manœuvre importante et le travail d’inspectrice ou inspecteur varie énormément selon la région. J’ai été en effet le premier psychologue du travail embauché comme inspecteur en Suisse (il y en a eu dix à vingt depuis) et ai trouvé cette activité très intéressante. A Genève, en plus de contrôles sur le terrain, l’inspection avait une activité de formation très développée, et publiait régulièrement des ouvrages sur divers thèmes de prévention. J’ai également eu l’occasion de repenser le système de prise en charge des plaintes pour harcèlement, qui a largement été adopté au niveau suisse par la suite.
Parmi les difficultés classiques, celle visant à déterminer comment initier un contact avec une entreprise et comment donner envie d’amener du changement me semblait centrale. On sait bien que, dans le domaine de la santé au travail, aucune démarche menée de manière cynique ou sous la contrainte ne peut avoir de réel effet. Comment, dès lors, imposer purement et simplement des dispositifs de prévention, à plus forte raison dans le domaine des risques psychosociaux ? Imposer un extincteur ou une ventilation ne pose pas de problème, mais imposer un discours « spontané » de la direction, disant son souci sincère de la santé du personnel ? Même si j’avais déjà une vision systémique des choses à l’époque, c’est face à ce type de questions que j’ai commencé à formaliser un mode d’intervention basé sur la systémique de Palo Alto. Notamment, face à une situation de travail dégradée ou une plainte pour harcèlement, je me suis toujours intéressé à comprendre ce que les différents protagonistes avaient tenté de faire pour résoudre le problème, et en quoi cela avait bloqué, voire amplifié la situation. Mes interventions en tant qu’inspecteur visaient avant tout à permettre aux entreprises de trouver des solutions nouvelles et créatives, de leur donner une chance de résoudre par elles-mêmes les problèmes. Et cela fonctionnait bien !
Vous oeuvrez dans la résolution des conflits en entreprise, pourriez-vous nous exposer en quoi cela consiste ?
A partir de 2009, j’ai développé avec une collègue juriste et médiatrice un dispositif nommé « cellule ARC » ou cellule d’aide à la résolution des conflits. Cette structure est destinée exclusivement au personnel de l’administration de la Ville de Lausanne (environ 5500 personnes, qui exercent une multitude de métiers différents). La volonté politique à l’origine de ce projet était de prendre en charge le plus en amont possible les situations tendues et conflictuelles, avant qu’elles ne dégénèrent et qu’une part d’entre elles se mue en harcèlement psychologique (on dirait plutôt « harcèlement moral » en France) ou sexuel. Dans de nombreux systèmes de ce type, la porte d’entrée est une plainte pour harcèlement. A ce stade avancé, il est souvent trop tard pour remonter la pente et trouver des solutions permettant aux personnes de retravailler ensemble.
La cellule ARC est ouverte à toute personne œuvrant dans l’organisation, quels que soient son niveau hiérarchique ou son type de contrat. Ma collègue et moi n’avons aucun autre rôle dans l’organisation qui vienne interférer avec notre mission, et sommes facilement et rapidement accessibles. Pour que nous puissions agir avec la souplesse et de l’indépendance nécessaires, nous disposons d’un rattachement direct à l’échelon politique de la Ville (on appelle « Municipalité » le groupe de sept élues et élus qui dirige l’administration, et le « Syndic » est le Maire dans notre vocabulaire local).
La cellule ARC agit à plusieurs niveaux : la prévention générale (par le biais d’informations, de campagnes, de formations, etc.), la prise en charge des demandes et des plaintes, la conception et la mise en œuvre de démarches de résolution variées (pouvant impliquer des individus, des collectifs mais aussi porter sur des dimensions structurelles et organisationnelles), et la prise en charge de plaintes formelles pouvant mener à l’ouverture d’enquêtes. La cellule ARC centralise en effet les discussions portant sur le harcèlement et est seule compétente (sur le plan réglementaire) pour décider de l’ouverture d’une enquête.
Avez-vous une routine, une méthodologie ou des points clefs que vous validez sur le terrain pour mener au mieux une résolution des conflits ?
Pour être plus concret, il y a une forme de routine lors de la prise en charge des demandes. Il s’agit en effet de récolter des informations auprès de la personne sur son activité, son contexte de travail, les points qui lui posent problème, les tentatives infructueuses déjà mises en œuvre pour résoudre le problème (que cela soit de sa part ou par le biais de la hiérarchie ou des ressources humaines par exemple), les conséquences déjà présentes ou prévisibles de la situation, les personnes pouvant être mobilisées cas échéant, etc.
Il faut préciser que la confidentialité prime dans ces prises en charge, et que rien n’est communiqué ni entrepris sans l’accord de la personne.
La cellule ARC dispose bien sûr d’une forme de catalogue de base de prestations, mais a à cœur d’expérimenter de nouvelles manières de résoudre les problèmes. La variété des démarches est donc très importante : coaching, accompagnement individuel, médiation, concertation avec la hiérarchie (afin d’identifier les éléments de l’organisation à faire évoluer), atelier de réflexion, diagnostic interactionnel, formation sur-mesure, etc.
L’épistémologie de référence est systémique, et la méthodologie largement inspirée de l’approche interactionnelle et stratégique de Palo Alto. Nous pratiquons ce que l’on appellerait dans un autre contexte la « thérapie brève ». Cette approche permet d’amener des changements significatifs très rapidement dans le système, même sur la base d’entretiens avec une seule personne. Récemment, une démarche s’est déroulée par étape sur une journée seulement, de la réception d’une plainte pour harcèlement à la résolution du conflit à l’amiable. Il est donc capital d’être très réactif et agile, car le moment où une personne prend contact avec une telle structure externe est toujours lié à une souffrance importante et l’enjeu est de ne pas laisser la situation continuer à se dégrader. Il n’y a souvent qu’une occasion de remédier au problème, surtout dans les cas où l’historique des tentatives de résolution passées est long. Il ne faut pas la laisser passer ou la gâcher !
Une démarche prend rarement fin au moment où 100% des problèmes sont réglés. Nous cherchons en effet à redonner de l’autonomie et des possibilités d’action aux personnes concernées, et les laissons voler de leurs propres ailes quand elles estiment pouvoir poursuivre le travail par elles-mêmes. Et nous prenons des nouvelles par la suite, car la résurgence des problèmes est possible !
Quelles sont les freins ou blocages qui peuvent faire obstacle à la résolution de conflits ?
Je peux me représenter des blocages de différentes natures et à différents niveaux.
Certains blocages peuvent se produire sur le plan organisationnel, pour ou par le dispositif de résolution lui-même. Je ne parle pas ici pour le système lausannois, qui est soutenu par l’employeur et dont les règles de fonctionnement sont respectées. Mais j’ai vu beaucoup d’autres systèmes s’essouffler ou ne jamais décoller du fait, par exemple, d’un manque de soutien de la direction, d’une absence d’indépendance dans les faits, de stratégies de blocage ou de sabotage mises en œuvre par les autres services transversaux de l’organisation (service juridique, ressources humaines, santé au travail, etc.), voire d’un épuisement des personnes en charge du dispositif.
Sur un autre plan, des obstacles surgissent souvent lors de la négociation ou du déroulement d’une démarche d’intervention. L’intervention d’un tiers dans une organisation est toujours quelque chose de délicat et de complexe, et le risque est élevé de se voir instrumentalisé ou neutralisé. La dimension stratégique, voire politique, des interventions n’est donc pas à négliger.
Par ailleurs, le contexte ne permet pas toujours de trouver des solutions qui conviennent à tout le monde. Il y a évidemment certaines contraintes organisationnelles, financières ou légales qui ne peuvent pas être contournées ni aménagées.
Enfin, sur un plan plus individuel, il peut arriver que ce soit la personne demandeuse elle-même qui ne soit pas prête à faire des concessions ou tenter de nouveaux modes de collaboration. Cela peut être lié à une vision du monde particulière (par exemple : « La seule manière d’obtenir quoi que ce soit dans la vie est de se battre »), à des croyances ou dimensions culturelles, à des expériences passées négatives voire à certaines formes de psychopathologie.
L’enjeu est de rester toujours attentif à ces potentiels blocages, et de trouver des moyens d’amener le changement malgré tout, quitte à procéder par petites touches, sans brusquer le système.
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