Joseph Rouzel, éducateur, psychanalyste et directeur de l'Institut Européen de Psychanalyse nous répond
Pourriez-vous vous présenter ainsi que votre parcours ?
Après avoir exercé de nombreuses années comme éducateur spécialisé auprès de divers publics (psychotiques, toxicomanes, cas sociaux…), Joseph ROUZEL est aujourd'hui psychanalyste en cabinet et formateur en libéral. Il a enseigné aux CEMEA de Toulouse et à l’IRTS de Montpellier. Diplôme en ethnologie de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, DEA d’études philosophiques et psychanalytiques. Doctorat de philosophie et psychanalyse (thèse non soutenue, mais publiée). Il est bien connu dans le secteur social et médico-social pour ses ouvrages et ses articles dans la presse spécialisée. Ses prises de position questionnent une éthique de l'acte dans les professions sociales et visent le développement d'une clinique du sujet éclairée par la psychanalyse. Il intervient en formation permanente, à la demande d’institutions, sur des thématiques, en supervision ou régulation d’équipes. Il intervient dans des colloques et anime des journées de réflexion, en France et à l’étranger. Il a créé et anime l’Institut Européen « Psychanalyse et travail social » (PSYCHASOC / psychasoc.com) dont les formateurs dispensent des formations permanentes en travail social et interviennent à la demande dans les institutions sociales et médico-sociales. Il anime le site ASIE (asies.org) consacré aux questions de supervision. Il est à l’origine de l’association « Psychanalyse sans frontière » (PSF) et co-fondateur de l’association l’@psychanalyse (apsychanalyse.org). Il est membre de la Fédération Européenne de Psychanalyse (FEP) et de la Société des poètes français. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages sur le travail social et la psychanalyse.
Quelle est la place de la psychanalyse au sein du travail social aujourd’hui ? L'âge d'or est-il passé ?
La psychanalyse occupe aujourd’hui une place de résistance et de contestation dans les établissements sociaux et médico sociaux. De résistance au laminage opéré par les neurosciences et les méthodes de dressage cognitivo--comportementales qui envahissent le champ du travail social et déshumanisent peu à peu le travail clinique. La psychanalyse, en prônant une clinique et une éthique du sujet dans la rencontre éducative, thérapeutique, pédagogique, maintient le tranchant d’une approche professionnelle où la prise en compte de la parole et des désirs des sujets est centrale.
Il n’y a jamais eu d’âge d’or pour la psychanalyse. C’est un mythe. Déjà du temps de Freud les oppositions étaient féroces. C’est ainsi, la résistance à la psychanalyse est de tout temps et à la mesure de la résistance de la psychanalyse à réifier les sujets et à pervertir le lien social. Apparue à la fin du 19 ème siècle, au moment de la montée au zénith du discours de la science et de la technologie industrielle, la psychanalyse, met au jour ce que la science et l’industrie forclot : la subjectivité. En cela la psychanalyse tient une position révolutionnaire dans les établissements. C’est une épine plantée dans le pied du capitalisme qui réduit tout ce qu’il y a sur terre à l’état de marchandise.
N'y-t-il pas eu un risque que la psychanalyse devienne un savoir populaire apportant des interprétations toutes faites à certains professionnels ? Les "enfants somatisent", les "mères fusionnelles", la "toute-puissance" de l'enfant, sont des expressions que nous entendons chaque jour dans le social y compris dans les écrits comme des évidences.
Bien entendu des éléments du vocabulaire de la psychanalyse sont passés dans le langage courant. La question n’est pas là. La psychanalyse, en dehors du travail spécifique de la cure, permet à des professionnels qui s’y sont coltiné, de s’y référer dans leur approche d’enfants d’adolescents ou d’adultes en grande souffrance. La psychanalyse à partir de leur propre travail les a sensibilisé à la dynamique de l’inconscient, au fait qu’un symptôme « ça parle » etc., bref à la dimension psychique de la relation. « Les en empêcher relèverait de la mesquinerie », précise Freud dans sa préface à l’ouvrage de l’éducateur August Aichhorn (Jeunes en souffrance, ouvrage de 1925, que j’ai publié en français aux Éditions du Champ social en 2000) Même si ça n’est pas son souci principal, cette prise en compte de la réalité psychique dans le travail social, permet au travailleur social d’éviter de céder aux sirènes d’un management débridé, qui se répand en protocoles, bonnes pratiques et autres avatars faisant fi du sujet et de ses désirs.
Que pensez-vous de l’évolution de la formation des différents acteurs du travail social ?
La formation en quelques années s’est perdue en route. Les processus de formation longtemps articulés sur l’expérience clinique, acquise notamment en stage, s’est renversée cul par-dessus tête. Lorsque j’ai été formé il y a bien des années à l’école d’éducateurs de Saint Simon à Toulouse, lorsque nous revenions de stage, ce sont les questions, les énigmes, les embarras rencontrés sur le terrain qui faisaient la matière première des enseignements. Il me souvient d’un collègue qui venait d’un mois passé dans un établissement accueillant de jeunes psychotiques et autistes. Il était paumé : pourquoi certains de ces enfants se balancent toute la journée, pourquoi il y en a un qui tripote la flotte sans cesse, d’autres qui ne nous regardent pas etc. ? Et le formateur proposait : on va faire intervenir un psychologue clinicien pour y voir plus clair, et sur ce qui se passe dans le groupe peut-être qu’un ethnologue nous apporterait des connaissances essentielles… Autrement dit on greffait des outils conceptuels, comme dit Michel Foucault, de la théorie, là où la pratique ouvre aux questions. Puis en 1990, en tout cas pour la formation des ES, sans doute parce que les formateurs en travail social ont toujours été affectés de la maladie infantile du complexe d’infériorité par rapport à leurs collègues universitaires, on a tout renversé. Les enseignements théoriques ont occupé le haut du pavé. Comme l’Université découpait les disciplines en UV (unités de valeurs) on l’a singée en découpant les savoirs en UF (Unités de formation). L’amphi a gagné sur les pratiques de réflexion en petits groupes. Un peu plus tard sont apparus les « modules », ce qui a produit une formation en miettes, sorte de salade russe avec des morceaux de psycho, de socio, d’économie, de droit etc. Et petit à petit la dimension clinique qui est au cœur des pratiques sociales a été effacée, à tel point que le terme n’apparait plus dans les programmes de formation. Aux formateurs qui longtemps avaient été d’abord des praticiens, sont venu se substituer des universitaires confondant formation professionnelle et accumulation de savoirs.
Il en va de même en formation continue. Nous sommes un petit centre de formation continue en travail social (PSYCHASOC à Montpellier) qui soutient les travailleurs sociaux depuis 22 ans. En novembre 2020, pour que les salariés puissent faire valoir le CPF à nos formations, nous avons déposé deux dossiers (« Supervision d’équipes » ; « Clinique du travail social »), auprès du Registre national spécifique des certifications professionnels (RNSPS) à France Compétences organisme « Créé le 1er janvier 2019, par la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel du 5 septembre 2018, et qui a pour mission d’assurer le financement, la régulation et l’amélioration du système de la formation professionnelle et de l’apprentissage.» (sic !) Réponse de l’organisme au bout de 11 mois : Refusé ! Motifs : 1) Les besoins du Marché ne correspondent pas. Alors que nous avons formé des milliers de professionnels à l’approche clinique qui ont tous faire valoir cette formation dans leur engagement sur le terrain. Alors que depuis un an une centaine de professionnels sont en attente du RNCPS pour bénéficier de nos formations. 2) Les référentiels ne correspondent pas. Et pour cause notre approche est une approche clinique où la relation aux usagers est centrale. Nous refusons d’entrer dans des pratiques de protocoles et autre ingénierie sociale qui déshumanisent le lien social. Donc nos formations ont aussi vocation à former les professionnels à l’esprit critique. 3) Les procédures de contrôle et d’évaluation ne sont pas suffisamment attestées. Ce que nous évaluons en formation c’est un parcours de formation et les capacités à le transposer sur le terrain. Et non des acquisitions scolaires sanctionnées par des notes. Et nous nous refusons à faire des formations en visio. On nous reproche donc de ne pas participer à l’innovation (qui engraisse évidemment les GAFAM). La formation est pour nous avant tout affaire de rencontre humaine. Il nous est de fait impossible de rentrer dans les critères kafkaïens de France Compétences, sans tordre complètement la nature des formations que nous animons.
Il est logique alors que les petits centres comme le nôtre, à l’instar de centaines d’autres en France, soient déboutés. Il suffit de lire la liste des certifications retenues par le RNCP pour comprendre : seuls les grands lobbys ont voix au chapitre. Demain les formations seront assurées par les GAFAM ! Évidemment nous ne sommes pas les seuls dans ce cas. Plusieurs centres de formation sont touchés sous des prétextes tout aussi fumeux. Une fuite du Ministère nous apprend que les 60000 centres de formation, tous métiers confondus, doivent être ramenés à 20000. On entrevoit la logique. Logique de concentration, mais aussi de mise au pas des formations. Les salariés alors n’ont plus le choix de leur « formation tout au long de la vie ».
Est-ce que vous croyez qu'il sera toujours encouragé de penser le travail social dans les décennies à venir ? A l'ère des process, du travail à flux tendu, du manque de travailleurs sociaux ?
C’est bien l’enjeu. Le travail social est issu d’un mouvement puissant qui apparait au moment de la Révolution de 1789, mettant en avant la solidarité entre citoyens et le devoir d’assistance de la nation envers les plus démunis de nos contemporains. Extrait de la gangue religieuse qui le tenait enfermé dans des pratiques charitables, le travail social s’est peu à peu professionnalisé. Mais aujourd’hui il est rattrapé par le contexte néolibéral qui gangrène nos sociétés dites modernes. Entrant peu à peu sous domination du Marché, nouvelle religion (Le Divin marché, comme titre mon camarade le philosophe Dany-Robert Dufour).
La marchandisation des formations rejoint ainsi la marchandisation en marche du secteur social et médico-social. On en a vu récemment les prémices avec les SIB (Social Impact Bonds) : « Les Social Impact Bonds sont une forme non traditionnelle d’obligations émises par l’État sans taux d’intérêt fixe mais sur une période prédéterminée pendant laquelle l’État s’engage à payer pour l’amélioration significative des résultats sociaux (comme une réduction du taux de délinquance) pour une population définie. » (Définition par le Groupe Pilote. Étude prospective « Comment encourager la philanthropie privée au service du développement ? », Mai 2012, p.35.) Autrement dit les SIB sont un type de prêts, accordés par des organismes privés aux gouvernements, dans le but de financer des projets sociaux. Ils sont entrés sur le marché français sous l’appellation de CIS (Contrat à impact social). BNP Paribas est leader du marché !!!
Pour conclure je rappellerai avec la plus grande fermeté que le travail social n’est pas une marchandise, qu’il y va de la survie de la dignité humaine et de la cohésion sociale. Nous sommes à un tournant : est-ce que suffisamment de collègues, comme j’ai essayé de le faire avec quelques-uns tout au long de ces années passées, sauront résister au laminage du capitalisme et à ses conséquences ? Toutes les professions de la relation humaine (travail social, enseignement, soin…) sont menacées. Le glissement qui opère vise à les passer sous les fourches caudines du Marché. Conséquence : beaucoup des travailleurs de ces secteurs ne veulent plus s’y engager. En effet même si les salaires ne sont pas mirobolants, les professionnels qui s’y sont engagés jusque-là l’ont fait par conviction, animés par des valeurs, cliniques, éthiques, politiques, qui les soutenaient. Ces valeurs, comme dans tous les domaines, étant écrasées, beaucoup de salariés s’éloignent de ces professions qui sont au cœur de la transmission de l’humain. La désaffection en travail social se traduit par des promos en formation à moitié pleines, des milliers de postes vacants dans les établissements, un turn-over jamais vu, des arrêts de maladies en cascade…
Il est grand temps de se réveiller !
Pour l’IDC, septembre 2022…
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